D’une part, il y a le fameux Mens sana in corpore sano (un esprit sain dans un corps sain), inlassablement répété par les potes relous qui veulent à tout prix nous convertir au footing ou à la salle de sport. Ceux-là même qui, depuis, qu’ils ont repris le sport – la semaine dernière – se sentent magnifiquement en forme et qu’on devrait s’y mettre aussi ! D’autre part, il y a notre métier qui nous farcit le citron de tracas artistico-intellectuels et nous pousse à passer la plupart de nos journées les yeux rivés sur un écran d’ordinateur dans une position digne d’un contorsionniste difforme. Entre les deux, la croyance que la créativité est une activité purement cérébrale. Or dans ce métier, si le corps est méprisé, la créativité en pâtira un jour ou l’autre. Alors enfile ton short et suis-moi à petite foulée dans mon développement.
Je vous rappelle que si les idées viennent du cerveau, la production graphique passe par la main, donc par le corps. Le travail prolongé et répétitif devant un écran d’ordinateur ou une tablette conduit irrémédiablement à des troubles musculo squelettiques – les fameux TMS. Qui n’a jamais connu une tendinite du poignet, à force de presser le stylet comme un forcené, peut s’estimer heureux. Un mal de dos ou un pincement du nerf sciatique sauront agrémenter vos créations d’une petite pointe de nervosité dans le trait ou d’une touche d’acidité dans les couleurs. Sans compter cette belle grosse fatigue physique après de longues heures de travail, à bien contracter chaque muscle du corps, sous l’effet du stress, alors que vous devez encore bosser une bonne partie de la nuit pour boucler ce projet.
Comment en est-on venu à être capable de s’épuiser sans bouger, à passer des heures entières sans cligner des yeux ? À ne plus user de son corps, tout obnubilé que nous sommes par des préoccupations intellectuelles d’un cerveau en ébullition, cherchant à nous faire croire que l’on peut créer quelque chose de génial juste par l’opération de l’esprit. La plupart des freelances bossent chez eux, ce qui n’arrange pas les affaires du corps. Un freelance peut parcourir en une journée, jusqu’à... 200 mètres. Véridique (j’ai les preuves sur mon appli !) 200 mètres : une belle longueur pour une fresque à réaliser, mais une piètre distance pour un être humain en pleine possession de ses capacités physiques.
Ce travail harassant, cette charge mentale, cette énergie sans mouvement, vous savez où cela mène dans les cas les plus extrêmes ! J’ai nommé le grand, le terrible, l’effroyable... BURN OUT ! Un copain journaliste m’a raconté le sien : un matin, il prend le métro plein d’entrain, pour se rendre à un rendez-vous. Au moment de descendre à sa station, impossible de se lever de son siège. Il parcourt alors la ligne intégralement dans les deux sens avant d’appeler à l’aide. Cette fois, c’est le corps qui reprend les manettes. Tyrannique le corps ? Non, raisonnable plutôt, et connaissant parfaitement les limites à ne pas dépasser. Pourtant, avant d’en arriver là, ce gentil corps prend soin d’envoyer des petits signaux d’alerte, hélas trop souvent ignorés. Le son du trash métal cérébral couvre la mélodie de la petite chanson corporelle.
Le corps se rappelle à nous quand il se brise, malheureusement, parfois. L’accident. Un rappel à l’ordre obligeant à réorganiser les priorités et à mesurer la part des choses dans ce qui nous occupe ici-bas. C’est l’occasion d’une prise de conscience que nos métiers créatifs, aussi passionnant soient-ils, ne sont finalement pas grand-chose dans les grandes affaires de la vie. C’est un corps résilient, pour employer un terme galvaudé, un corps philosophe s’adressant à nous dans ces cas-là. On peut le remercier en quelque sorte de nous permettre l’accès à une forme d’humilité. Le peu que nous arrivons à créer, ce n’est déjà pas si mal.
Bref, nous sommes des hommes des cavernes qui dessinent des mammouths sur la paroi de nos écrans, mais sans avoir eu à les chasser auparavant. Nous sommes des bestioles dont le patrimoine génétique inchangé depuis des millénaires, comporte notamment des besoins naturels tels que grimper ou courir. Nos gènes inactifs bouillonnent sur des chaises à roulettes et ça chauffe énormément à l’intérieur !
Je suis étonné qu’aucun livre de développement personnel sur les métiers créatifs n’aborde la question du corps. Ces livres vous diront tout sur les logiciels à maitriser, les meilleures façons de concevoir un book, de stimuler sa créativité, mais sur le corps, rien ! Nada ! J’irais même plus loin, une bonne école d’art graphique devrait consacrer une partie de son enseignement à la conscience du corps : étirement, défoulement, respiration, peu importe pourvu que le corps bouge. Mieux encore : comment représenter graphiquement le mouvement, l’équilibre, la force, la vitesse... si on ne les éprouve pas régulièrement dans son propre corps ? Connaitre physiquement ce que l’on exprime graphiquement, c’est un atout de taille.
Loin de moi l’idée de vouloir culpabiliser les adeptes de l’immobilisme mou et je sais bien que le cerveau peut faire cavalier seul dans cette histoire - je peux bien l’avouer maintenant. Mais si nous marchons, courons, pédalons, nageons, grimpons - même un peu - le corps nous rendra au centuple ce qui lui est donné. Puisque c’est un besoin génétique, autant offrir au corps ce qu’il réclame et prendre ainsi soin de lui. La créativité n’en sera que plus libre. Le mouvement entraine le mouvement et les idées se libèrent sous son effet. Les études scientifiques montrent d’ailleurs que le cerveau bénéficie de l’activité corporelle, car cette dernière favorise les connexions entre ses différentes parties. Enfin, la sagesse serait de ne pas opposer le corps et l’esprit, car ils peuvent vivre ensemble sous le même toit, heureux, longtemps et engendrer beaucoup de créations.