L’article était prêt à être publié et je l’ai jeté. Après avoir travaillé dessus pendant plusieurs jours, après l’avoir lu et relu, avoir peaufiné chaque phrase, esquissé l’illustration qui devait l’accompagner, je l’ai jeté. Vous ne lirez jamais l’article en question, celui que vous lisez actuellement sous ces lignes est un autre texte que je peine à commencer à écrire. Car c’est dur de repartir à zéro quand on a terminé le boulot. Il faut redémarrer la machine, vaincre l’inertie, avec un sentiment de frustration et l’impression d’avoir perdu du temps et de l’énergie. Et pourtant, c’est un fait, il faut se résigner, accepter de tout jeter et... recommencer. Pourquoi tant de mal ? Dans les métiers de la création, tout jeter c’est se donner une chance de faire mieux, à défaut de faire parfait.
La veille de la publication de l’article, je l’ai relu et j’ai eu la confirmation de ce que je pressentais depuis le tout début de sa rédaction, mais que je refusais de voir : je me livrais trop et certains de mes propos auraient pu être mal compris ou mal interprétés. Il m’aura fallu pousser jusqu’au bout pour accepter l’idée d’abandonner. Nous sommes ici en présence du fameux biais de « l’escalade d’engagement » qui consiste à persévérer dans le sens d'une décision initiale, même si cette décision initiale conduit à un échec. Et plus l’investissement est important, plus nous avons déployé de temps et d’énergie, plus c’est difficile d’abandonner. Pas la peine de lutter c’est un biais cognitif, nous sommes tous logés à la même enseigne ! Il existe cependant quelques solutions pour éviter de s’enfoncer trop profondément dans la mouise, au moins en ce qui concerne la création.
Une des solutions est d’apprendre à jeter, et si on le peut, le plus tôt possible, avant que le cerveau se fige dans un ciment de tête de mule. Pour cela, il faut garder l’œil critique sur ce que l’on produit et accepter de ne pas être un génie (et encore, les génies sont peut-être ceux qui jettent le plus). Plus on jette rapidement, moins c’est dur de jeter. Ainsi, quand je suis en quête d’une idée pour l’illustration d’un article de presse, par exemple, je crobarde rapidement des dizaines de recherches sur des feuilles volantes que j’entasse sur le plan de travail. Une idée en engendre une autre, très souvent mauvaise, mais c’est le flux qui compte. C’est là que surgit au milieu de toute ces patates - c’est ainsi que je nomme les croquis que moi seul peut comprendre - le début d’une petite idée que je vais devoir développer, sous forme de croquis plus élaborés. Là encore, il y a beaucoup de déchets. Il m’est arrivé de produire pas loin de cinquante petits dessins pour une seule idée. En termes de poubelle qui se remplit de papier, il faut voir ça ! À ce stade-là, on est encore dans la facilité de jeter. C’est parfois plus compliqué.
Hier encore, j’attendais le feu vert pour livrer les fichiers définitifs d’une illustration pour un document de communication. Plusieurs semaines d’allers-retours et de corrections pour enfin arriver à une illustration qui réponde à la fois au besoin du client et qui satisfasse mes ambitions graphiques. Les deux n’étant pas souvent faciles à faire correspondre. La validation du client tardait à arriver (ce n’est jamais bon signe), en attendant, je planchais sur un nouveau projet. Le mail tombe : le Président a tout balayé d’un revers de main divin – dans les grandes entreprises, le Président c’est un peu Dieu himself. Il faut donc tout recommencer, repartir à zéro. À mon grand désespoir, le brief a changé. Mais avant de recommencer, eh ben… il faut tout jeter. Car l’erreur serait d’essayer de bidouiller quelque chose sur les ruines de ce qui a été écarté. Le cerveau résiste et revient sans cesse sur ce que l’on ne veut pas lâcher. C’est dur, et pourtant, il y a pire.
Voici le projet personnel sur lequel on a travaillé des heures, que dis-je, des semaines. J’ai toujours un ou deux projets personnels en cours. Le type de projet que je développe entre deux commandes et qui finit en livre, en expo, ou en article (comme celui-ci). Une fois ou deux, persuadé d’en tenir un bon qui fera un bel objet, j’ai tenu la distance sur plusieurs mois avant de me rendre compte que ça n’irait pas plus loin. Le projet s’épuise dans les méandres d’un marécage gluant et sans perspective. L’impasse ! La fausse bonne idée qui m’a conduit à réaliser jusqu’à une trentaine d’illustrations. Allez hop ! Poubelle ! C’est dur mais, il faut s’y résoudre. J’essaie alors de me convaincre que jeter rend plus fort. Quand je regarde ces projets aujourd’hui, je suis convaincu d’avoir bien fait de les abandonner.
Dans les moments de doute ou d’ennui, on cherche ailleurs, on explore, on s’égare souvent aussi. Jeter le travail d’une journée, d’une semaine, d’un mois, produire pour rien, pour essayer et ne pas y arriver. C’est notre métier. Il existe aussi ce décalage entre ce que l’on souhaite faire et ce que l’on sait faire. Jules Vernes voulait être Balzac, Michel Berger voulait être un « vrai » rocker. Partir dans une mauvaise direction et revenir la tête basse à la maison, à ce que l’on sait faire crée beaucoup de déchets et remplit les poubelles. Nous aimerions faire à la façon de… pendant qu’un autre reluque notre travail en rêvant de faire ce que nous produisons.
À l’inverse, ne pas jeter, c’est prendre le risque de vouloir faire parfait du premier coup. Jeter c’est s’accorder la possibilité de l’échec et peut-être de faire mieux au prochain coup. Pour la poétesse Laura Vazquez, il s’agit de soigner la relation qu’on a avec sa tête. Longtemps elle a écrit avec une sorte de souffrance et de frustration en espérant produire le texte parfait. Elle passait des heures, perdue devant une page blanche car rien de « parfait » ne venait, tout lui semblait terriblement mauvais. Le déclic est venu le jour où elle a décidé d’écrire « comme ça venait » tous les jours de telle heure à telle heure. La colère et la frustration ont laissé place à la satisfaction de l‘acte d’écrire en lui-même. Ce qui a été produit est-il bon ? Mauvais ? Parfois quelque chose de bon en sort, souvent rien de bien. Laura jette beaucoup, mais elle se sent libre, plus forte, même si elle doit descendre la poubelle plus souvent. Créer sans le souci de devoir jeter est sans doute la meilleure façon de lâcher la bride de sa créativité. Puisque nous en sommes à la poésie, un certain Nicolas Boileau écrivait en 1674 dans L’Art Poétique :
Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse et le repolissez,
Ajoutez quelque fois, et souvent effacez.
… « et souvent effacez » ! Je vous l’ai dit.