Les expositions sont riches d’enseignement. Alors qu’on y va avec l’espoir de ramasser des miettes d’inspiration ou l’intention cachée de pomper quelques idées à de grands artistes, il arrive que l’on se prenne une belle claque surgie de nulle part qui nous remet les idées bien en place. Pas une de ces grosses claques qui vous assomment et vous laissent sur le carreau, plutôt une petite claque bien sèche, revigorante, qui change votre point de vue sur la création et ouvre des perspectives réjouissantes sur le chemin mal tracé de la créativité. Me voilà donc en train de visiter l’exposition « Picasso - dessiner à l’infini » au Centre Pompidou avec la certitude d’en prendre plein les mirettes. C’est chose sûre, comme j’affectionne particulièrement l’œuvre du Monstre. Ma première surprise a été de ne pas voir ce que j’espérais et la seconde de recevoir, en plus d’une gifle, une belle leçon. Suivez-moi dans l’expo...
Il y a là tellement de dessins exposés que de passer cinq minutes par œuvre demanderait la journée entière pour en voir le bout. On nous avait prévenus : « Dessiner à l’infini ». Je saute d’un dessin à un autre en m’arrêtant sur ceux qui m’interpellent. Un premier dessin attire mon attention : un homme assis regarde une jeune femme en partie dénudée. L’homme est esquissé au crayon, Picasso a poussé jusqu’à la couleur pour la femme. Le dessin est censé être réaliste et pourtant, ça saute aux yeux, les jambes de la jeune femme sont ridiculement courtes par rapport à son corps. L’artiste a abandonné son travail en cours de route, le dessin est raté !
Un autre dessin au crayon montre un homme attablé. Pas de bol, le papier n’étant pas assez grand, le dessin vient buter sur le bord inférieur, tronquant l’un des pieds du type représenté. La feuille est trop petite ou le bonhomme trop grand, le résultat est bancal et le mec amputé d’un pied. Encore raté !
La tête d’un taureau raturé d’un coup de crayon nerveux donne l’impression que Picasso estime lui-même que c’est raté ! On imagine l’artiste bien énervé à la vue de ce qu’il vient de pondre. Un beau gribouillage avant-gardiste en quelque sorte. Les afficionados y verront un geste plein de génie, dadaïste d’une certaine manière. Mais ça ressemble plus à une erreur graphique.
Des coups de crayons repris et repris jusqu’à obtenir des formes grasses, approximatives et grossières. Des zones chargées à force de reprises où l’on voit que l’artiste peine à obtenir ce qu’il souhaite.
Du jus de couleurs plus proche des marécages que d’un bel effet impressionniste. Des harmonies douteuses, pour ne pas dire merdeuses.
Des postures figées, des mouvements mal définis.
Des corps confus, aux bras trop gros, trop courts.
Des yeux qui louchent. Des bouchent qui boudent.
Des études à l’infini, toutes indéfinies.
Des esquisses abandonnées à leur premier trait.
L’incertitude, le tâtonnement, l’hésitation de par la multitude de techniques et de styles dans un même dessin.
Des pages de carnet, des feuilles volantes, des bouts de papier froissés, déchirés...
Raté, tout est raté ! Que nous montre-t-on là ?
J’en étais là de ma visite et de mon étonnement face à cet étalage de ratages, quand je comprends que ce que l’on croit être du génie n’est que la somme d’un travail sans fin et d’une liberté sans borne. Ce que Picasso faisait à travers tous ces dessins n’est que l’ombre de ce qui est habituellement exposé de lui. Rien ne lui est interdit, il s’autorise tout sans restriction, à la fois au niveau de son approche artistique – tout y passe : réalisme, abstraction, caricature, cubisme, style BD, etc. - mais aussi d’un point de vue des techniques – crayon, gouache, huile, pastels, collage, etc. Rien à foutre du résultat – passez-moi l’expression ! Tant de liberté donne envie de hausser le ton – il va là où ses crayons l’emmènent. Il copie, il rate, il gribouille, il rature, il recommence, jusqu’à ce que surgisse parmi des milliers de coups de crayons, le trait juste, celui qu’il retiendra. Quelle leçon !
En fin d’exposition, je tombe sur un panneau intitulé « Ratages et ratures » nous éclairant justement sur le mythe de l’infaillibilité de l’artiste. S’imaginer un Picasso ratant un dessin nous est presque inimaginable. On l’imagine sûr de son premier trait. On comprend qu’il ne voyait pas d’un mauvais œil l’erreur, l’accident ou la maladresse, trouvant même que ce « mal » est plus que nécessaire, il est ce qui constitue l’œuvre en elle-même. Il confie d’ailleurs à un ami « C’est aux erreurs qu’on reconnait la personnalité, mon vieux... » Il était donc lucide, le bougre, et en faisait même un terreau de toute cette affaire. Ça donne envie de tout rater !
Sorti de l’exposition, le rose aux joues (à cause de la gifle) et la tête à l’envers, je retourne à mes petites préoccupations, à mon petit nombril d’illustrateur. Je prends conscience cette fois encore de l’obsession de résultat qui paralyse tant. Toutes mes séances de croquis qui n’ont qu’un seul but : faire de beaux dessins montrables (Instagramables dit-on). Je me remémore le nombre de fois où j’ai eu envie d’arracher la page de mon carnet de croquis, de tout jeter, de tout brûler. Toutes les fois où il me semblait avoir livré à mes clients une illustration imparfaite, mal fichue. Et puis enfin débarquent les sentiments décourageants habituels à la vue de toutes les images auxquelles nous sommes soumis. On se dit alors que personne ne partage ce qui est raté, que seul brille ce qui ne représente rien, ou pas grand-chose, comparé à tout ce qui existe, à toutes les possibilités qui nous sont offertes. Le « talent » des autres décourage, l’aquabonisme fait rage, on nage dans la vase. Voilà !
Nous avons des œillères, un collier de chien et des chaines aux mains. Comme Picasso nous l’a superbement montré, il s’agit à présent de tout rater pour se libérer.