Les créatifs, c’est bien connu, vivent un peu dans la lune. Sur la face éclairée où chaque pas est la conséquence d’un choix délibéré, où la lumière se pose sur nos créations pour en souligner les aspects conscients. Et sur la face cachée, sombre parfois, mais surtout méconnue. Une sorte de terra incognita dont l’ombre s’étend sans que l’on y prête attention jusqu’au cœur même de la lumière. Alors que nos regards se portent sur ce qui brille, il faut se pencher un peu pour voir de plus près cette zone grise qu’est la part inconsciente nichée au sein de nos créations. Ça ne nous saute pas aux yeux, aveuglés que nous sommes par la lumière. Je me souviens de cette rencontre avec un collègue illustrateur et qui me sort lors de notre discussion : « Tu ressembles à tes illustrations ! » Sur le coup, j’ai trouvé sa remarque plutôt marrante, mais elle n’est pas tombée dans l’oreille d’une taupe (taupe ??? C’est l’inconscient qui parle). Elle m’a drôlement fait cogiter, pas la taupe, la remarque.
Une bonne partie de ce que nous produisons provient de choix conscients. Notre formation, nos intérêts, nos goûts graphiques et même les demandes de nos clients. Si je choisis un jaune plutôt qu’un bleu, pour s’accorder avec les autres couleurs ou pour exprimer un sentiment particulier, cela relève d’un choix volontaire et assumé. De même que je peux décider de travailler pour un type de support plutôt que pour un autre, ou de donner une orientation précise à mon activité. Tous ces choix peuvent correspondre à une volonté d’évoluer, d’être en accord avec des aspirations personnelles ou des tendances graphiques du moment. Au fond, nous sommes libres de nos gesticulations graphiques et de l’orientation de notre carrière. Mais (vous sentiez venir le « mais ») quelque chose est là et vous ne vous en êtes pas aperçu !
Dans ce que vous venez de produire, alors même que vous êtes certains d’avoir choisi chaque élément de votre création, votre inconscient s’est invité à la fête, et c’est peut-être même lui qui a choisi la musique. Le psychanalyste Juan-David Nasio s’est penché sur le tableau de Felix Valloton Autoportrait à l’âge de vingt ans. Il croit déceler dans ce portrait de l’angoisse, compte tenu de l’histoire tragique que le peintre a vécu lors de son adolescence. Valloton s’est représenté avec un visage tourmenté, le regard vide et l’esprit occupé par ses pensées. Si l’amertume a marqué la personnalité de l’artiste, il a aussi et surtout façonné son style tout au long de sa carrière. Il est très probable, qu’il ne se soit pas senti amer ou angoissé pendant qu’il peignait cette toile, mais ce sont ses sentiments bouillonnant au fond de son inconscient qui l’ont poussé à transformer cette angoisse en expression graphique que nous ressentons à la vue du tableau.
J’arrive sur la scène créative quelque temps après Valloton (en entrant par la petite porte et en regardant l’Artiste depuis le bas de ses chevilles). Si je crois ce que je vois, mon parcours créatif a sans cesse évolué, parfois progressivement, parfois d’un coup sec. Et si j’observe bien ce que j’ai produit à chaque période, je ne peux que constater qu’une partie de ces productions reflète l’état d’esprit dans lequel je me trouvais au moment de leur conception. Et ce, de manière tout à fait inconsciente. De l’expressionnisme sombre au sortir de mon adolescence, aux formes droites et géométriques au moment de mon grand saut dans le métier d’illustrateur (correspondant très certainement à un besoin de contrôle, je me reconnais bien là), j’arrive tranquillement à un graphisme aux formes généreuses, rondes et colorées, signe à mon sens d’une forme d’assurance et d’un plaisir créatif gourmand (en espérant ne pas basculer demain dans une forme de débauche graphique). La petite histoire suivante va illustrer mon propos.
Depuis quelque temps, le corps en mouvement revient comme un leitmotiv dans mes illustrations. Quand je feuillète mon carnet de croquis des derniers mois, la nature en tant que sujet a peu à peu cédé la place aux représentations corporelles. Timidement d’abord jusqu’à ce que je me surprenne en flagrant délit de remplir des doubles pages entières de corps sans décor. Parallèlement, je me rends régulièrement à des séances de modèle vivant pour rassasier mes envies de croquer des corps – Je me sens comme Saturne dévorant ses enfants ! Vous connaissez mon goût pour la pratique de l’escalade ? Vous allez comprendre où je veux en venir. Figurez-vous qu’il y a un an, je me suis blessé au coude et j’ai dû arrêter cette pratique alors que c’est un pilier de mon équilibre de vie. S’en est suivi un an de frustration, de colère et de ressentiment jusqu’à ce que je finisse par accepter de ne plus pouvoir me mouvoir sur un mur (pour l’instant). Et devinez à quel moment la pilule est passée ? Vous avez compris ? J’ai inconsciemment transformé ma frustration en création, ce qui m’a permis d’avaler le morceau. Elle est pas belle la nature humaine ? Ce n’est pas moi qui m’en suis aperçu, c’est la personne que je vois régulièrement et à qui je raconte mes rêves bizarres. J’ai mis quinze jours à me remettre de cette révélation.
Toutes ces histoires d’inconscient envahissant nos créations suggèrent une autre question qui revient souvent sur la table depuis que le monde est monde. Doit-on avoir souffert pour créer quelque chose de bon ? Toutes proportions gardées quand je parle de « souffrir ». En tant qu’être humain à priori nous sommes tous pourvus d’un inconscient dans lequel sont stockés nos blessures, nos traumatismes et nos frustrations. On pourrait donc estimer que toute personne qui crée injectera dans ses créations une partie de sa part d’ombre. Si votre part d’ombre est la frustration d’avoir été privé de chocolat le jour de vos dix ans, j’ai bien peur que le résultat créatif soit un peu… bref. Heureusement (si je puis dire) la nature humaine ne manque pas de névroses et d’angoisses bien complexes, surtout par les temps qui courent. La création a de l’avenir devant elle (et entre parenthèses, les IA n’ont pas d’inconscient que je sache).
Juan-David a-t-il raison quand il analyse le tableau de Vallotton ? Ai-je raison quand j’analyse mes illustrations de corps en mouvement ? Ce ne sont que des interprétations, à vous d’imaginer les vôtres. Tout reste ouvert, on ne peut que constater qu’il existe des cohérences. Demandez-vous quand même, pourquoi il y a toujours du vert dans vos créations, pourquoi votre trait est épais ou fin, pourquoi vous préférez travailler sur tels sujets… etc. Ça ne changera certainement rien à votre façon de faire, à vos envies et vos besoins, mais vous serez juste conscient que vos créations sont en partie inconscientes et qu’elles révèlent un peu de vous.