L’autre jour, j’entendais sur un podcast que l’être humain ne peut pas assimiler plus de 60 images par seconde. C’est déjà pas mal, vous me direz ! Certes, mais ça veut aussi dire qu’une partie de ce qui passe dans le monde nous échappe. Que se passe-t-il à partir de la 61ème image ? On se le demande… En tant que professionnel de l’image, cela m’inquiète. J’exagère un peu, mais si ça se trouve, nous ne voyons que très peu de choses… voire rien ! Alors comment voulez-vous que l’on puisse juger de la qualité esthétique des créations graphiques que nous produisons ou qui nous passent sous les yeux ? C’est donc ça, nous autres créatifs, nous évoluons, à moitié aveugles, dans une caverne mal éclairée. J’en étais sûr !
Avez-vous remarqué qu’au-delà d’un certain temps passé sur une création graphique, il devient difficile de regarder objectivement ce que nous produisons ? Une sorte de filtre s’est insidieusement installée devant nos yeux et nous empêche de voir l’image dans son ensemble. C’est le fameux moment du « je n’y vois plus rien ! » Les harmonies de couleurs détonnent, certains micro-détails prennent toute la place, alors que des maladresses grossières échappent à l’œil. Il faut un temps de repos pour à nouveau bien voir l’image. Non seulement on n’y voit plus rien, mais en plus, on voit moche. Vous voyez ce que je veux dire ? Personnellement, au-delà d’un certain temps passé sur une création, je ne peux plus la voir en peinture. C’est un comble pour un illustrateur !
Combien de fois ai-je livré une illustration avec un sentiment d’avoir pondu une bouse graphique ? Le regard neuf, de mon client, de ma compagne ou d’un collègue me sauvera la mise et me tirera du désespoir. Car le regard neuf est magique. D’une certaine façon, il n’est pas plus objectif que le regard « usé » décrit précédemment. Le nouveau nous éblouit et ne nous permet pas non plus de voir la réalité, aveuglés que nous sommes, cette fois par la surprise. Passé un temps, ce qui nous est apparu comme graphiquement génial, perd de son éclat. Les artistes qui nous ont tant inspirés hier perdent peu à peu de leur attractivité et sont remplacés par d’autres plus inspirants. Les images restent pourtant les mêmes, mais nos regards s’usent.
Revenons à notre table de travail. Une fois notre création graphique achevée, il est recommandé de la laisser reposer le temps de la revoir à l’aube d’un nouveau jour. Revue et corrigée, l’image semble alors présentable ; nous la publions aux yeux de tous sur les réseaux sociaux, dans le grand flot des images déferlantes. Et là c’est l’horreur ! Elle nous apparait trop fade ou trop vive. Cette fois encore, notre regard nous trahit, car tout identique qu’elle soit, avant ou après publication, juxtaposée à d’autres images, notre création nous pique les yeux… Et sur un autre écran, ça pique encore plus !
Dans la série des anecdotes sur le sujet, il m’arrive de publier une illustration qu’il me semble avoir réussie – c’est rare, mais ça m’arrive. Comme boosté par l’hormone de l’égo, j’en viens à croire que je vais être ovationné par tant de génie graphique. La nature humaine est bien faite pour calmer les ardeurs des illustrateurs et je m’en retourne alors chez moi, déçu que personne n’ait remarqué ce que j'ai cru voir dans ma création. Le contraire est aussi valable ; je suis surpris du succès de certaines images que je trouve ratées. Y-a-t-il quelqu’un ici capable de voir juste ? On se le demande une fois de plus !
Si notre propre façon de voir est biaisée, le regard des autres l’est tout autant. Certains aiment le bleu, d’autres le vert. Il existe même des gens qui ne voient pas le rouge. Et il y a ceux qui refusent de voir tout simplement. Nous vivons dans l’ombre car ce ne sont pas nos yeux qui voient mais notre cerveau, avec tous nos biais, notre culture, ce que nous sommes habitués à voir ou pas. Nous sommes aveugles car ce n’est pas nous qui décidons de ce qu’il faut voir mais les modes et les tendances. Cette illustration au trait bien droit nous aura parue classe hier ; nous la trouvons froide aujourd’hui. On nage en plein flou artistique.
Les plus philosophes d’entre vous auront reconnu dans ces propos, une sorte d'Allégorie de la Caverne de Platon, mais à la sauce créative. Platon suggère qu’il faille sortir de la caverne, se confronter à la lumière du soleil et découvrir la Vérité du monde. Combien parmi nous seraient prêts à tenter la sortie – dans la mesure où 1) la Vérité existe et 2) l’on puisse sortir de la grotte ? Que deviendrait alors le rêve, si la vérité est connue ? Sans parler de l’imagination perdue à jamais alors qu’elle est à la source de toute créativité.
Dans ce monde ou l’image règne en maître, personne ne voit rien. Partant de ce constat que nous sommes tous atteints de cécité et que la Vérité à l’extérieur ne nous est a priori pas accessible, considérons que nous tenons-là une chance. La chance de créer comme nous l’entendons, sans se soucier d’une quelconque Vérité graphique ou esthétique. Au Royaume des aveugles, les borgnes n’ont qu’à rester en dehors de la caverne, et les aveugles sont rois, car ils ont la Créativité pour eux.