Les vernissages, c’est pas mon truc ! Ni ceux des autres, ni les miens d’ailleurs. « Ça fait partie du job ! » alors j’y vais quand même, aux miens, bien évidemment, mais aussi à ceux des autres. C’est l’occasion de faire un peu de relationnel, de croiser quelques potes et de voir ce qui se trame de beau – et de pas beau - dans le milieu. Dans ce genre d’événement, j’ai l’impression d’être exposé moi-même. C’est dire la haute conscience que j’ai de ma propre personne. La sensation d’être un poisson rouge plongé dans un aquarium tropical… pas dans son bocal en quelque sorte. Ce soir c’est l’agence d’illustration Myrtille qui fête ses 20 ans, entrons dans l’aquarium surchauffé…
A peine ai-je franchi la porte de la galerie, que la chaleur humide m’oblige à retirer ma paire de lunettes pour en essuyer les verres embués – je vous l’ai dit : un poisson rouge… myope de surcroit ! Passons sur cette entrée spectaculaire ; je reconnais quelques visages parmi la foule, des gens que je ne connais pas assez bien pour les aborder de façon spontanée. Alex, un ami illustrateur, doit me rejoindre. En attendant, je fais mine de m’intéresser aux images exposées, mais j’ai du mal à concentrer mon attention sur l’exposition. Car, je dois vous l’avouer, je ne peux m’empêcher de scruter les attitudes des uns et des autres. La peur d’être dévoré, c’est normal pour un petit poisson rouge !
Finalement, une illustration retient mon attention : une composition équilibrée, des couleurs pastels et les motifs floraux à la Matisse. Frida Kahlo est passée par là aussi. L’image représente une femme toute rondelette avec, sur les guiboles, les poils de la moustache de Frida. Une façon pour l’illustratrice de dénoncer les canons de beauté tyranniques de notre époque. Je n’arrive pourtant pas à la trouver séduisante cette femme. Je dois être trop vieux, ou trop conditionné, ou trop ringard… Je nage en pleine confusion. Il va falloir du temps pour que mon regard change ; certainement plus qu’une illustration. Pour la première fois de ma vie, j’envisage une thérapie.
Justement à propos de ringard. Je me demande comment certaines de ces œuvres qui graphiquement ne me touchent pas, ont-elles pu devenir tendance au point d’être exposées dans une galerie par un agent artistique. Ne suis-je pas en train de devenir un illustrateur ringard ? En réalité, j’éprouve la peur de celui qui, après être arrivé au premier étage, redoute le roulé-boulé dans l’escalier. Un poisson vêtu d’un justaucorps rouge alors que l’orange est à la mode. Quand viendra le temps du jaune, vais-je tomber à la renverse et me noyer dans mon verre d’eau ?
Alex arrive enfin à ma rescousse. Un seul regard rapide sur l’exposition lui permet d’affirmer tout bas à mon oreille : « c’est pas terrible tout ça ! » Contrairement à moi, il a toujours eu la certitude « d’avoir raison » graphiquement. Je n’ose pas lui donner raison ; personnellement je suis partagé entre l’admiration, l’ironie, l’envie et le doute. Ce petit cocktail de sentiments doux-amers en bouche me pousse vers le buffet pour me servir une bière censée me rafraichir les idées.
C’est alors qu’un banc de poissons se forme et semble se mouvoir dans le reflux de l’exposition. Je reconnais dans ce groupe une tripotée d’illustratrices et d’illustrateurs gravitants, de façon plus ou moins discrète, autour d’une seule personne que je reconnais pour être la Directrice Artistique d’un célèbre magazine. Il suffit qu’elle fasse trois brasses de côté pour que le groupe suive le mouvement comme un ectoplasme mou. Chacun espère lui toucher deux mots, voire lui glisser une carte de visite. On est là pour ça !
Finalement, on quitte l’aquarium sans avoir pris le temps de regarder les images. Et c’est bien dommage car chaque illustration méritait d’être regardée pour ce qu’elle vaut. Ce soir il ne s’agissait que du décor du petit théâtre de l’illustration. Le temps et le grand public décideront de la véritable valeur à accorder à ces créations. Pour ma part, je repasserai dans quelques jours, sans mon déguisement, pour en apprécier la qualité et me faire une véritable idée de ce qui est exposé là.
Nous sommes quelques-uns à nous diriger vers le bistrot du coin. En route, je laisse tomber ma combinaison de poisson rouge – c’est plus facile pour marcher dans la rue ! Enfin je respire. C’est le meilleur moment de la soirée. Les préoccupations, les doutes, les questionnements et les informations sur le métier se partagent autour d’une bière. Les cœurs se lâchent. Je me rends compte alors que nous sommes tous plus ou moins des sortes de poissons rouges appartenant à la même espèce.
Je rentre chez moi, le cœur léger, l’esprit libre, avec suffisamment d’énergie pour me donner du cœur à l’ouvrage durant les prochains jours. J’abandonne aussi l’idée d’une thérapie de peur de devenir un poisson jaune.