La part d’enfance qui subsiste en nous adore les petites histoires riches d’enseignement. Un peu à la façon des fables de la Fontaine ou des contes de Nasreddine Hodja. Mais pas question ici de faire dans la morale. Je vais vous raconter l’histoire (vraie) de Pauline et Lucie, deux jeunes femmes qui se lancent dans la grande aventure de l’illustration en freelance. Je ne cesse de le répéter : dans ce métier, et dans la vie plus généralement, les conseils ne remplaceront jamais l’expérience. Il n’y a aucune recette, aucune formule magique, rien de rien pour nous guider autre que nos propres pas. C’est dit ! Nous en sommes réduits à reluquer ce qui se passe de beau chez les autres pour essayer tant bien que mal de tracer nos propres cartes. En ce sens, la petite histoire de Pauline et Lucie pourrait éclairer nos lanternes quand il fait sombre. Installez-vous confortablement dans votre fauteuil et ouvrez bien grand vos oreilles. Il était une fois….
Pauline et Lucie, deux jeunes femmes qui ne rêvent que d’une chose : devenir illustratrices et vivre de leur passion. Et ça tombe bien, car elles repèrent la petite annonce d’une entreprise cherchant un jeune talent pour illustrer leur communication. Une sorte de concours, comme on en voit de plus en plus. Fortes de l’enthousiasme de leur jeunesse, les deux jeunes femmes espèrent décrocher le job et montrer de quoi elles sont capables. Pauline se jette sur ses crayons et fonce tête baissée dans l’élaboration de premières esquisses. Elle a la créativité fougueuse et possède un esprit pragmatique. De son côté, Lucie cogite beaucoup (trop) et pense qu’elle ne maitrise pas encore assez son logiciel de dessin pour espérer atteindre un résultat acceptable. Pauline présente son projet bien qu’il soit encore un peu vert (il ne s’agit pas ici que d’une question de couleur) et Lucie préfère attendre de se sentir plus à l’aise pour participer à un prochain concours. Aucune des deux ne décroche la timbale. Pas facile de démarrer dans ce métier, mais nos deux héroïnes ne manquent pas de ressources.
Arrive une deuxième annonce. Pauline a peaufiné sa technique de crayons de couleurs sur papier. De ses images, parfois un peu de traviole, se dégagent une belle énergie et la promesse à venir d’un style graphique affirmé. Lucie vient d’acquérir une nouvelle tablette graphique et passe beaucoup de temps à dompter la bête. Ses créations, parfaitement maîtrisées d’un point de vue technique, manquent parfois d’un peu de vie. Les deux femmes présentent leur projet respectif et cette fois encore, elles passent toutes les deux à côté du job. Si les voyages forment la jeunesse, les concours ratés forment les créatifs.
La troisième annonce fera la différence. Alors que Lucie visionne non-stop des tutos sur la dernière application de dessin et envisage de suivre une formation avec un coach pour booster sa créativité, Pauline gagne le concours grâce à ses belles illustrations aux crayons. À y regarder de plus près, les images de Pauline sont loin d’être parfaites, elles sont même parfois un peu « mal fichues », mais elles dégagent quelque chose d’indicible, de frais et d’original qui séduit immédiatement le regard. Obsédée par toutes les ressources qui s’offrent à elle, Lucie a perdu un temps précieux. Elle en a oublié d’être créative, alors que Pauline, guidée par son instinct fougueux, a su développer son travail pour atteindre son objectif. Moralité de l’histoire : l’outil ne fait pas l’art et ne remplacera jamais la créativité. C’est beau comme morale. Mais la vie n’est pas aussi simple et l’histoire ne s’arrête pas là.
Au cours des années suivantes, Pauline a atteint une telle maitrise de ses crayons de couleurs qu’elle finit par avoir de beaux succès commerciaux ainsi qu’une belle reconnaissance dans le milieu de l’illustration. Lucie, de son côté, vivote tant bien que mal de ses productions. Elle a accepté que son épanouissement professionnel ne passerait pas uniquement par son obsession des ressources, mais elle cherche encore comment sortir de ce chemin gadoueux dans lequel elle s’est enfoncée. Elle a du temps et son intérêt pour les nouvelles ressources lui permet de satisfaire sa curiosité et de combler pour l’instant un manque d’originalité artistique. Au moins, elle ne se sent pas larguée. L’écart entre Pauline et Lucie s’est creusé : la première s’épanouit dans son succès et la seconde galère un peu au quotidien. Néanmoins, pour l’une et l’autre, l’envie et la passion du métier demeurent.
Avec le temps, Pauline commence à s’ennuyer. On lui demande de reproduire inlassablement les mêmes images, elle est coincée dans le confort de son style et s’est lentement fermée au monde. Son travail magnifique a fait moult émules, elle inspire beaucoup et est beaucoup copiée. Ses images commencent à ressembler à plein d’autres. Ça commence à sentir le réchauffé. De son côté, Lucie trouve son rythme et les commandes deviennent régulières ; elle s’épanouit dans un quotidien, certes un peu laborieux, mais qui lui laisse espérer des jours meilleurs. Ses connaissances techniques et pratiques accumulées tout au long des dernières années lui ont ouvert des portes et de nouvelles possibilités s’offrent à elle. Mieux, elle commence à s’affranchir des outils et à trouver sa propre voie. Alors que l’horizon de Pauline se bouche, celui de Lucie se dégage. Deuxième conclusion de l’histoire : si l’outil ne fait pas l’art, il peut guider la curiosité et orienter la créativité à travers de nouveaux gestes.
Je sens déjà poindre les frustrations du lecteur qui aime les histoires qui finissent avec un message clair et net empreint d’une sagesse populaire. Les fins en queue de poisson ou en jus de boudin, on n’aime pas ça du tout. On veut des réponses claires et définitives. Des conseils qui fonctionnent. Je comprends, je comprends. À ceux qui se perdent dans l’obsession des ressources, je dis : « cessez de tergiverser, sortez vos crayons et lancez-vous ! » À ceux qui nient l’utilité des outils au nom d’une créativité pure, je dis : « se priver des ressources à votre disposition, c’est limiter sa créativité et se fermer au monde ! » Je le sais pour avoir été parfois dans un des cas et parfois dans l’autre.
Je vous laisse tirer vos propres conclusions sur l’histoire de Pauline et Lucie et je vous invite à méditer sur cet extrait du livre Yoga d’Emmanuel Carrère, dans lequel l’éditeur s’adresse à l’auteur : « Taper sur un clavier [...], transformer ta pensée en mots et en phrases que tu tapes sur un clavier, c’est l’acte le plus important de ta vie. Si tu modifies les conditions de cet acte, ça ne peut pas rester sans conséquence. Forcément ça changera quelque chose dans ta façon d’écrire, ça créera forcément de nouvelles connexions neuronales. Oui tu écriras autrement, il est impossible que tu n’écrives pas autrement. »