Le créatif (encore lui), on l’a vu dans un précédent article, se trouve à la merci d’un tas de sentiments auxquels il peut difficilement échapper : la peur, l’envie, le doute… etc. Je ne vous refais pas la liste. Parmi toutes ces émotions plus ou moins ressenties, plus ou moins subies, il en existe une dont j’ai eu du mal à cerner le contour, bien qu’elle me soit familière. Une impression complexe, diffuse, cachée derrière tous les autres sentiments et occupant en permanence une place au fond de mon esprit. Je me suis habitué à elle au point de ne plus sentir sa présence. Voici donc la discrète mais tenace intranquillité ! Un sentiment décrit par le grand homme de lettres portugais Fernando Pessoa dans son recueil : Le livre de l’intranquillité. Je me suis permis de reprendre le néologisme, en adaptant légèrement le sens que lui donne le poète, afin de tenter de vous décrire et partager mon petit bruit interne. Il n’y a pas de raison que moi seul en profite !
L’intranquillité n’est ni agréable, ni désagréable : elle est neutre ; même si parfois elle est envahissante par sa présence ininterrompue. C’est sans doute pour cette raison qu’elle échappe à notre discernement. Elle résonne doucement comme une petite musique en sourdine au fond de notre tête. Elle nous accompagne parfois dans notre créativité, elle nous la perturbe aussi de temps en temps. C’est se croire tranquille, mais ne pas l’être vraiment. Il y a comme un petit quelque chose qui nous occupe, qui nous préoccupe. Ça titille, ça vibre, ça fourmille... C’est le contraire de la tranquillité, l’opposé de la sérénité. Mais attention, elle ne ressemble pas non plus à de l’agitation. Au mieux, c’est une petite excitation stimulante, au pire, un petit moustique qui bourdonne dans le creux de nos oreilles, trois minutes après avoir éteint la lumière. Illustrons ce phénomène par quelques exemples du quotidien de nos vies trépidantes d’artistes.
Vous visitez une exposition. Vous profitez des œuvres exposées, mais il y a derrière cette visite anodine, une petite idée qui perturbe votre pleine conscience et vous empêche de profiter à 100% de l’instant présent. Car au fond de vous, vous êtes venu chercher l’inspiration, le petit détail graphique, la petite émotion que vous pourrez resservir dans vos créations futures. Vous espérez l’épiphanie. Hélas cette fois-ci vous ressortez les mains vides et l’inspiration en berne malgré tout l’intérêt de l’exposition et le talent de l’artiste. Vous n’avez pas été touché. Ou au contraire vous avez été foudroyé devant une des œuvres, l’intuition soudaine mais furtive que tout était possible et vous partirez avec de quoi nourrir votre créativité pour les prochains jours. Dans les deux cas, l’intranquillité vous accompagne.
À présent vous travaillez sur ce beau projet, un peu difficile à coucher sur le papier, mais stimulant, d’autant plus que vous avez un peu de temps devant vous pour le réaliser. Les idées ne viennent pas comme vous le souhaiteriez. Pas grave, la date butoir est encore loin. Alors que la lecture d’un roman dans lequel vous êtes plongé vous accapare, une phrase retient votre attention et vous oblige à sortir de votre lecture. Cette phrase, bénie soit l’intranquilité, c’est la solution à votre projet. Au contraire, vous relisez trois fois le même paragraphe, sans arriver à vous plonger dans le roman. Vous n’écoutez pas l’ami avec qui vous discutez et la nuit dernière a été courte, entrecoupée de réveils à répétition, préoccupé par l’idée que vous ne trouvez pas pour votre projet. Vous pouvez maudire l’intranquillité.
Puis vient le temps des vacances, ce moment tant attendu. Vous êtes lessivé, à sec de vous être pressé le citron durant toute une année afin d’en extraire tout le jus créatif en vous. Il est temps de se ressourcer, de recharger les batteries. Dans vos bagages, entre votre maillot de bain et la crème solaire, s’est glissée l’intranquillité. Au bord de la piscine, alors que vous vous laissez aller à une nécessaire paresse telle une méduse dans le mouvement des vagues, vos yeux tombent sur votre carnet de croquis posé sur la petite table en osier à côté du verre de citronnade. Pfff... vous avez juste envie de ne pas croquer, de laisser votre créativité au repos. Mais si vous ne croquez pas maintenant, quand le ferez-vous ? Je ne cherche pas à vous culpabiliser, l’intranquillité s’en charge.
Vous l’avez compris, elle ne vous laissera pas tranquille. Elle est là, quand on va faire un tour de vélo alors que le boulot ne nous laisse pas de répit, quand vous travaillez et que vous ne prenez pas le temps de faire un tour de vélo, quand vous avez refusé cette proposition et que vous avez accepté cette autre, quand vous livrez au client une création dont vous doutez de la justesse, quand vous avez trop de boulot ou pas assez, quand vous cherchez l’inspiration à tout prix et quand vous la trouvez sans la chercher, c’est ce besoin impérieux de créer quoi qu’il en coûte, c’est cette envie de tout défoncer et tout ce qui vous empêche de le faire. Bref, c’est le petit moteur intérieur du créatif sans lequel il ne peut avancer, mais dont la vibration n’est pas toujours en phase avec lui-même.
Vous pourriez espérer qu’elle vous lâche, mais c’est sans compter sur son opiniâtreté. Elle est là parce que vous avez choisi d’exercer ce métier. Elle fait partie du contrat, pour le meilleur et pour le pire. De jour comme de nuit, elle vous accompagnera ; c’est l’ombre de votre créativité. Elle met en lumière votre talent, mais parfois elle vous pousse vers la profondeur de vos doutes en vous empêchant d’avancer. Toujours à l’affut de l’inspiration, le créatif est intranquille par nature. À moins que ce soit un trait de caractère attribué à certaines personnes, dites anxieuses, à moins que ça ne soit inhérent à la Nature Humaine, je ne suis sûr de rien, mais il me semble que c’est une nécessité dans ce métier. Si vous aspirez à plus de tranquillité, changez de profession, mais je ne vous garantis pas qu’elle ne vous suivra pas, partout où vous irez.