Êtes-vous connecté.e.s ? Qui ne l’est pas aujourd’hui ! Mais ce n’est pas de connexion numérique dont je veux parler ici mais de connexion au monde VRAI. Non pas que notre connexion numérique ne nous relie pas au monde, mais elle reste incomplète et dépourvue d’une certaine forme de sensibilité. Or la sensibilité n’est-elle pas nécessaire à toute forme de création artistique ? Les créatifs s’adressent à des humains tout de même ! Les machines s’interposent entre nous et le réel, filtrant, déformant, exagérant ou au contraire atténuant la réalité du monde. Notre sensibilité s’en trouve amoindrie et notre créativité affectée. Pourtant, tout de même pratique, le numérique constitue aujourd’hui une part importante de nos outils de création. Et avec l’intelligence artificielle, la place qu’il occupe va s’accroitre. Plutôt qu’un pamphlet anti connexion numérique, je voudrais ici faire l’éloge d’un rapport au monde réel et de l’importance de lui garder un peu d’espace pour respirer, et nous le permettre aussi par la même occasion.
Comme tout est imbriqué, on peut se demander qu’est-ce que le monde vrai ? Et pourquoi notre rapport au monde numériquement connecté reste-t-il incomplet ? Pour la simple et bonne raison que, sur nos cinq sens, deux seulement sont sollicités, et encore, de façon réduite. Exit le goût, l’odeur et le touché. Concernant le son, je ne m’aventurerais pas à essayer de démontrer que le numérique l’altère - j’ai déjà du mal à faire la différence entre le son d’un violon et celui d’une trompette. Quant à la vision, elle est réduite en perception de l’espace : on ne voit les choses qu’en deux dimensions sur un écran. En largeur de champ : notre regard étant concentré sur un petit écran, notre vision périphérique n’est quasiment jamais sollicitée. Et en profondeur du regard : on ne regarde plus que nos écrans placés à 50 cm de nos yeux. On devient boiteux des yeux, à en perdre l’équilibre parfois, ce qui nous oblige à consulter un orthoptiste pour rééduquer notre vision bancale. On voit donc comment notre rapport au monde à travers les instruments numériques réduit notre faculté à l’appréhender d’un point de vue sensitif. Il y a une perte importante de sensibilité.
Notre seule possibilité de rentrer en contact avec le monde réel reste le corps, pourvu de ses cinq sens. Pour nous créatifs, il s’agit de s’imprégner du monde pour en extraire ce qui va toucher les humains à travers nos créations. Puisque le numérique nous prive d’un certain accès au monde, allons voir ce que peut nous apporter un contact direct avec lui. Il existe deux formes de connexion au monde vrai : la forme passive et la forme active. Les deux demandent au sujet d’être disponible et ouvert, ce qui devient très difficile dans nos vies de fourmis agitées sur-sollicitées. C’est là toute la force de la démarche créative. Quelques exemples permettront de mieux comprendre ce charabia théorique.
Vous êtes au musée. Rien d’autre ne vous préoccupe que d’admirer les œuvres de ce sculpteur que vous aimez tant. Mais au fond vous ne connaissez de son œuvre que ce que vous en avez vu sur les écrans. Vous êtes à jour dans vos boulots, dans votre compta et vous avez fait la vaisselle avant de partir de chez vous. Vous vous être octroyé cette après-midi de détente, vous n’attendez rien, même pas l’inspiration. Bref, vous êtes OUVERT au monde. Devant cette sculpture de danseuse en mouvement, vous admirez la grâce de ce corps si léger, la douceur du marbre, de la profondeur de l’ombre produite par la lumière tamisée du musée. Vous prenez conscience de la somme de travail qu’il a fallu pour concevoir cette œuvre. L’artiste, aujourd’hui disparu depuis très longtemps, a lui-même touché de ses mains ce morceau de marbre tout près de vous. Vous n’avez jamais été aussi proche de l’artiste. Vous touchez du doigt ce que la création a de plus sensible. Aucune connexion artificielle ne saura vous faire ressentir ce que votre cœur et votre esprit reçoivent, là, devant cette sculpture. Non seulement vous êtes touché, mais tout à coup, de manière fugace, ça ne dure que quelques secondes, voire quelques minutes, vous vous sentez porté par une inspiration divine. Ce n’est pas que vous espérez atteindre le génie de cet artiste, mais vous vous dites, à ce moment précis, que tout reste possible et que votre créativité ne demande qu’à s’exprimer. Vous avez une envie furieuse de sortir votre carnet et vos crayons, votre marteau et votre burin et même votre tablette graphique.
Cette expérience, je l’ai vécue plusieurs fois, toujours en face d’une œuvre ou d’un ensemble d’œuvres, dans un moment de réception passive. Passive mais volontaire, dans le sens où j’ai choisi de me placer dans une position propre à accueillir ce qui s’offre à moi. Il y a dans ces moments de grâce quelque chose de magique et d’imprévisible. Il est impossible de décider de rentrer dans cet état. Nous pouvons juste décider de nous octroyer des moments de disponibilité dans lesquels nous sommes ouverts au monde. Comprendre comment on atteint cet état de sublimation reviendrait à vouloir percer les mystères de la création. Bonne chance ! Cette expérience peut aussi être vécue lorsque, dans un concert, le frisson vous envahit jusqu’à la pointe des poils (c’est pour ça qu’il faut ne faut pas s’épiler), juste parce que, vous entrez en résonance avec les musiciens, avec l’ambiance du public, avec les sons qui font vibrer vos tympans, viennent caresser votre fleur de peau et résonner dans votre poitrine en flirtant avec votre cœur. Vous êtes en osmose avec le monde réel, c’est fugace, mais c’est tellement bon, c’est la vie qui vibre dans toute sa réalité.
A contrario, être privé de relation au monde vrai peut s’avérer frustrant. Un jour, je pars visiter une exposition sur la représentation graphique du nouvel an chinois au Centre Culturel Chinois à Paris. L’exposition, je ne le savais pas, était composée de magnifiques écrans sur lesquels on pouvait faire défiler les images. Images aussi belles que ma frustration grande ! J’étais privé d’une relation au réel. D’autant plus dommage que certaines images avaient été conçues avec des outils traditionnels. Bilan : zéro émotion et une belle démonstration technique d’écrans numériques !
En parallèle, en tant que créatifs, nous avons la chance de pouvoir entrer en connexion avec le monde de façon active - Il en va de même pour le jardinier, le maçon ou Dieu, au passage. Nous pouvons atteindre une forme de résonance en plein processus de création. Alors que notre esprit est totalement absorbé, on en oublie le temps et l’espace. C’est le fameux flow, ce moment quasi hypnotique où nous sommes en lien direct avec ce que nous produisons, quand bien même nous le faisons avec des outils numériques. Enfin, combien parmi les créatifs n’ont-ils jamais eu le besoin impérieux, au moment d’un ras-le-bol numérique, de revenir à la base de la base : le crayon et le papier ? Aaah la sensation tactile irremplaçable du tracé du crayon gras sur le papier, l’odeur de la gouache, la texture de la glaise, le pigment de l’aquarelle... C’est à se demander si la femme préhistorique qui sommeille en nous ne gratte pas sur les parois de notre grotte intérieure, histoire de nous rappeler qui nous sommes.
Je pourrais vous citer des dizaines d’exemples de rapport au monde réel procurant de la joie et suscitant l’envie de créer. Il nous faut composer avec notre rapport au monde ultra-connecté numériquement, avec ce qui en constitue un progrès humain et avec les fâcheux dégâts qu’il engendre par ailleurs. Même si, encore une fois, le numérique constitue un outil formidable, il n’en reste pas moins que le monde réel existe encore et qu’une bonne partie de notre créativité y trouve sa source. Ce monde nous entoure, il est à notre portée, ici, partout, tout le temps. Son accès est gratuit et accessible à toutes et tous. Il suffit de le vouloir pour s’y connecter. Et nul besoin d’outil autre que nos cinq sens pour y parvenir.