Aucune carrière ne ressemble à une autre. Les créatifs que je connais ont tous des parcours professionnels différents. Certains, tout en ligne droite, façon autoroute du soleil, d’autres tout en courbes, boucles et détours, façon route de montagne enneigée. Tout free qui se lance espère une carrière constante, durable, sans obstacle, se terminant par une reconnaissance générale et, pourquoi pas, éternelle. La réalité se charge de pimenter nos espoirs et nous montre que rien n’est définitivement gravé dans le marbre. Ainsi, toute carrière demande à être bâtie et rien ne permet de savoir à l’avance quelle forme elle va prendre. C’est là que déboule la toute première question : comment tracer les lignes d’une belle carrière professionnelle ? Au fil de mes pérégrinations et de mes rencontres, j’ai pu constater qu’il existait grosso modo quatre grands types de carrière dans l’illustration. Nul besoin de le préciser, dans les propos qui vont suivre, ce qui vaut pour Messieurs les illustrateurs, vaut pour Mesdames les illustratrices.
Il y a les carrières qui ne décollent jamais. Rien à faire, la mayonnaise ne prend pas. Ce qui se traduit par une activité pauvre et des galères financières. En général, ce type de carrière ne dure pas très longtemps. Le créatif, à moins d’être entretenu par un mécène familial qui croit en lui, se rend vite compte que « ça ne va pas pouvoir durer longtemps comme ça ! » À lui de voir s’il doit s’entêter ou faire preuve d’abnégation. Dans le second cas, il s’offre la possibilité de rebondir vers une autre voie. Après tout, le monde ne se résume pas au microcosme de l’illustration. Il vaut mieux être un plombier heureux qu’un illustrateur malheureux – remplacez « plombier » par ce que vous voulez.
Vient ensuite la carrière du type « coureur de fond », autrement dit qui dure dans le temps mais sans jamais exploser le score. Ce genre d’illustrateur n’est jamais vraiment dans l’air du temps, mais n’est pas démodé non plus ; on dira de son style qu’il est suffisamment passe-partout pour traverser, pépère, les années en lui apportant sécurité et confort financier. Compte tenu des temps qui courent, on peut facilement se satisfaire d’une carrière de ce type, à condition de ne pas être trop ambitieux. Pouvoir vivre de l’illustration c’est déjà bien !
Nous en arrivons aux carrières « éclaires ». Dans ce cas précis, le travail de l’illustrateur rentre tout à coup en résonance avec son époque et les tendances du moment. La persévérance paye de façon soudaine, presque inattendue, mais hélas non durable. C’est ainsi que certains illustrateurs, après avoir été sous les projecteurs pendant quelques années, disparaissent presque complètement de la circulation. Leurs créations trop diffusées finissent par lasser d’avoir été trop vues et surtout elles portent en elles trop fortement les signes d’une époque qui fatalement finit par changer. On ne peut pas en vouloir à la créativité de se renouveler.
Enfin, voici le Graal ! Les carrières de Maîtres, les plus rares, mais qui font le plus rêver. Ici, « l’artiste » atteint un jour le sommet de son art et ne redescend jamais. Quoi qu’il fasse, son travail sera reconnu et apprécié de tous et toujours. Citons pour le plaisir des gens comme Raymond Savignac, Jean-Jacques Sempé ou Tomi Ungerer. Il en existe de plus contemporains, mais gardons-nous de les citer de peur que nos propos ne leur portent la poisse. Soyons clairs à propos de ce type de carrière, il en va des arts graphiques comme des paraboles bibliques : « Il y a beaucoup d’appelés, très peu d’élus. »
Il serait bien sûr réducteur de s’en tenir seulement à ces quatre grandes catégories. Dès que l’on cherche à classifier, on ne trouve que des exceptions et certains freelances font preuve d’une belle créativité dès qu’il s’agit de mener une carrière… originale. Néanmoins, un illustrateur ayant un peu bourlingué se reconnaitra plus ou moins dans l’une ou l’autre de ces grandes familles. À quoi tout cela tient-t-il ? Pourquoi certaines carrières décollent-elles en flèche et d’autres non ? Si l’on prend l’exemple concret d’une illustratrice qui commencerait à avoir le vent en poupe, quelle marge de manœuvre pourrait-elle avoir pour se renouveler alors que les commandes abondent et qu’il faut y répondre ? Pendant qu’elle s’évertuera à produire ce qu’on lui demande, les tendances évolueront et les modes changeront. Et quand le flux des commandes baissera d’un coup, elle prendra conscience qu’elle n’a pas eu le temps de s’adapter.
Se renouveler demande beaucoup de courage et nécessite un effort d’autant plus important que la carrière est avancée, car cela signifie qu’il faut accepter d’abandonner un bon nombre d’acquis obtenus bien difficilement, à la force du poignet – en l’occurrence, du stylet ! Le temps passe vite, les modes aussi ; il est facile de se perdre, de se laisser emporter par des courants porteurs ou des vents contraires et de se retrouver à la dérive sur une mer d’huile, loin de tout mouvement. Talent ou pas, quand le vent ne souffle plus, il faut sortir les rames.
Est-ce que les carrières que nous menons sont le résultat de choix stratégiques ? De talent artistique ? De persévérance ? Ou encore d’outils utilisés ? Aucune réponse ne semble être entièrement satisfaisante. Il y a probablement un peu de tout ça, auquel il faudrait rajouter un soupçon de chance, un zeste d’occasions saisies ou ratées, une pincée d’intuition et de biens d’autres ingrédients, formant une recette si complexe, que nul ne serait à même de la reproduire. Même si le créatif peut faire des choix artistiques ou stratégiques, il n’est pas maître du résultat, car nul ne sait, ni pourquoi, ni comment, tout d’un coup, tous les ingrédients sont réunis pour qu’une carrière file tout droit vers les étoiles.
Fort de cette constatation, inutile de trop se perdre en conjectures sur votre plan de carrière. Humez l’air du temps, laissez-vous porter par votre intuition et vos envies créatives. Le reste n’est pas de votre ressort.