Je ne sais pas si c’est le confinement qui m’a poussé à écrire ce texte, mais j’ai longtemps hésité à prendre la plume. Et puis, je me suis dit, tant pis, je lâche le morceau, quitte à passer pour un gros mytho. Au mieux vous me prendrez pour un menteur et au pire pour un cinglé. Personnellement, j’ai ma conscience pour moi. Avant toute chose, je tiens à préciser que je ne suis pas croyant, au sens où je ne crois pas en une entité supérieure qui déciderait de la marche du monde et du destin des hommes. Non, je serais plutôt du genre cartésien, limite obtus, quand il s’agit de phénomènes incompréhensibles.
Vous le savez, si vous avez lu mes précédents articles, que je ne crois pas non plus au don du ciel quand il s’agit de création artistique. Je crois au travail, à la persévérance, au chemin que l’on parcourt pas à pas et qui finit par nous mener là où nous le souhaitons. Existentialiste en somme. Je n’ai jamais ménagé mes efforts pour progresser dans mon art de l’illustration. Mais, c’est sans compter sur un petit coup de pouce qu’un jour un homme m’a donné.
C’était au Musée d’Orsay, il y a déjà presque vingt ans. A cette époque, partagé entre le doute et l’excitation, je m’apprêtais à démissionner de l’entreprise dans laquelle je travaillais, pour me lancer dans l’aventure de l’illustration. Dans une des petites salles reculées du Musée d’Orsay, je m’efforçais de croquer un tableau de Vallotton. Si mes souvenirs sont bons, il n’y avait pas grand monde ce jour-là. Comme cela arrive souvent lors de séances de croquis, la mine de mon crayon s’est brisée, et Oh malheur ! je me suis rendu compte que le taille-crayon qui se trouve habituellement dans ma trousse, ne s’y trouvait pas. Me voyant dans l’embarras, un type s’est approché de moi et m’a tendu un crayon.
D’abord surpris, puis sur mes gardes, j’ai fini par accepter le crayon, voyant que l’homme n’avait pas l’air bien méchant. Sur le coup, je n’ai pas bien pris le temps d’observer le personnage, et aujourd’hui je serai bien incapable de le décrire. J’ai continué ma séance de croquis, trop heureux de ne pas avoir à y renoncer faute de taille-crayon. Quelques jours plus tard, en regardant de plus près la série de croquis que j’avais réalisés au musée, j’ai noté que les derniers étaient beaucoup plus lâchés, plus équilibrés et qu’il se dégageait d’eux une vraie harmonie.
Je dessinais beaucoup moins qu’aujourd’hui à cette époque et mes séances de croquis étaient plus espacées. C’est à la séance suivante, alors que j’avais complètement oublié cette histoire de crayon, que j’ai commencé à ressentir une sorte de malaise. À plusieurs reprises, la mine de mon crayon s’est cassée, mais cette fois-ci j’avais emporté mon taille-crayon et les croquis m’ont paru d’une belle qualité. Par contre, bizarrement, j’ai eu l’impression que la longueur du crayon n’avait pas diminué alors que je l’avais taillé plusieurs fois. J’ai d’abord cru que je me faisais des idées, ou bien que le crayon était conçu de manière à durer plus longtemps.
En rentrant chez moi, j’ai décidé d’en avoir le cœur net. J’ai taillé le crayon et mesuré sa taille. C’était bien un fait, la longueur du crayon ne variait pas d’un iota. J’ai flippé sérieusement. Les jours suivants, j’ai cherché des infos sur la marque du crayon, j’ai envoyé des mails au fabriquant, lui demandant des informations sur ce phénomène. Je n’ai jamais reçu de réponse ; ils m’ont probablement pris pour un hurluberlu.
Ce crayon, je l’ai utilisé à n’en plus finir, il n’a jamais quitté ma trousse, et il est toujours de la même taille, même si il est à présent marqué par le temps. Tout ce que je sais, c’est que j’ai esquissé la plupart de mes illustrations avec ce crayon et que jamais je n’ai été en panne d’inspiration. J’ai même essayé de travailler avec un autre crayon pour voir et, à chaque fois, rien de bon n’en est sorti. Je suis prêt à me filmer en train de le tailler ce crayon afin de vous prouver que je ne mens pas. Si je ne cesse de brandir la passion et la persévérance comme étendards de la « réussite », c’est parce que je n’ai pas de meilleur explication à donner à propos de ce phénomène et qu’il me faut bien m’appuyer sur quelque chose de concret.
Je n’en ai jamais parlé à personne. Je sais combien cette histoire est absurde et à quel point je dois vous paraitre dingue. Mais si vous êtes arrivés jusque-là dans la lecture de cet article, c’est que j’ai réussi à capter votre attention. C’est là le véritable pouvoir du crayon. Vous qui êtes créatifs, n’oubliez jamais que vous avez entre les mains le pouvoir d’offrir du rêve, d’embarquer le monde avec vous dans votre univers.
Ah au fait, toute cette histoire n’est bien sûr qu’une pure affabulation de ma part, mais parfois je me sens magicien.